Les critiques de Cathy M et godspeed
Des critiques de ce qu'on veut, faites comme on le veut... :)


14.4.04  

Shara, de Naomi Kawase

Une caméra qui avance au ralenti, progressant doucement dans les méandres d’une maison, jusqu’à une cour où deux jeunes garçons nettoient leurs vêtements pleins d’encre. Tout d’un coup l’un d’eux se met à courir, l’autre le suit. Kei devant, son frère Shun derrière, imitant tous ses gestes ; la caméra les suit à la trace, à l’affût, virevoltante à travers les petites allées, passages et bosquets de la ville de Nara (ancienne capitale du Japon féodal). Et puis brusquement, au détour d’une ruelle, Kei disparaît, volatilisé, de manière presque surnaturelle ("enlevé par les dieux" suppose aussitôt quelqu’un…). Le vent souffle dans les arbres ; un son de cloche résonne ; Shun est maintenant seul.
Cette disparition, c’est la magnifique scène d’ouverture de Shara mais aussi sa scène primitive, inscrite en creux dans chacun de ses plans, visible par transparence dans les gestes ou l’hébétude de ses personnages. Le film se poursuit cinq ans plus tard mais cette absence demeure tangible : Shun, adolescent renfrogné et mutique, a maintenant dix-sept ans, vivant avec sa mère Reiko enceinte (Naomi Kawase elle-même) et son père Taku, qui prépare la prochaine grande fête de Basara ; en face de chez eux, la jeune Yu, une amie d’enfance de Shun, et sa mère Shouko. Tous ou presque laissent transparaître une tristesse diffuse, un mal-être moderne dont la disparition de Kei semble être la cause. Ce mystère, il ne sera jamais élucidé mais il aura une fin : un fonctionnaire viendra annoncer à Taku que Kei a été retrouvé, et qu'il faut venir avec lui pour confirmer (identifier le corps ?). L’heure est alors venue de faire son deuil en gardant dans sa mémoire une place pour Kei, faire le tri et "regarder les choses en face", comme le dit Taku, dont on sent qu’il ne cesse de ravaler ses larmes et sa douleur, de rester solide pour garder une famille unie.

Récit de la disparition d’un enfant et d’un deuil difficile, Shara n’a sans doute pas un scénario d’une originalité folle, sans rebondissements spectaculaires, minimaliste mais néanmoins ample, avançant à son rythme. Doublé d’une forme fluide et d’un regard délicat, le film en est poignant de vérité. Tel un personnage à part entière, la caméra filme un quotidien qui en dit plus par ses silences que par ses rares paroles. Maintenant une ambiance cotonneuse et flottante, imprimant de la durée dans les trajets ou les actes de ses personnages, la mise en scène contemporaine et fantomatique n’est pas sans rappeler celle d’Elephant, sur un mode moins théorique (Kawase avait d'ailleurs remporté la Caméra d'Or à Cannes en 1997 pour son premier film, Suzaku). Pourtant ses plans-séquences possèdent la même force, la même intensité bouleversante (la scène où Shun qui refuse la vérité sur son frère, est ceinturé par ses parents pour l’empêcher de sortir…).
Si le film observe un deuil à faire, il ne force jamais les sentiments avec un pathos déplacé. Certes, il possède son lot de micro-scènes mutiques et affectées, mais poignantes, d’une tristesse insondable, ne donnant parfois à voir qu’un Shun désemparé. Mais c’est surtout un film d’une grande simplicité, où seul compte la vie ordinaire d’une famille : où l’on s’émerveille encore de voir pousser une aubergine dans un petit potager ; où l’on révèle des secrets familiaux capitaux dans une ruelle, comme si de rien n’était, en revenant des courses ; où l’on confectionne de petites étoiles portes-bonheurs avec du coton. Le regard est compatissant, pudique, généreux, ne donnant rien d’autre à voir qu’une humanité attachante. Grâce à cela, Shara réussit à peu près tout ce qu’il tente et transcende toutes ses scènes vers un bouquet d’émotions enivrant ; que ce soit une scène de recueillement, une cérémonie funéraire ou une peinture de Kei faite par Shun, il s’agit bien de faire son deuil, apprendre enfin à vivre en paix avec un fantôme, mais c'est pourtant un souffle de vie que l’on sent, qui balaye le récit. Ou quand Taku prend le temps de faire une calligraphie à la mémoire de son fils perdu, les yeux humides, c’est l’incarnation même de la grâce qui se matérialise.



Caméra à l’épaule, gros grain, deuil et méditation, on finit par penser à un autre film japonais essentiel, le splendide Distance de Hirokazu Kore-Eda. Au-delà de la forme et du fond, Distance et Shara partagent une insolente réussite, provoquant tous deux un résonnement intime comme on en ressent rarement. Dès lors, pour peu qu’on se laisse happer et hypnotiser par le flux fascinant du film, la récompense est énorme. Pour preuve le morceau de bravoure du film, la fête de Basara avec danses de rue et musique (et qui rappelle la danse finale de Zatoichi, en plus fulgurante), scène d’anthologie et intense moment de cinéma d’une beauté incroyable ; Yu, jusqu’alors mutique et timide est alors transfigurée (bientôt rejointe par un Shun enfin libéré), à la tête des autres danseurs dans une chorégraphie exaltée qui ressemble à une transe cathartique, convoquant un retour à la vie. La pluie cataclysmique et surréaliste qui leur tombe dessus (rompant enfin avec la canicule qui les accablait) ressemble alors à une purification les lavant enfin de leur malheur.
La suite ne fera que confirmer cette résurrection progressive : une course à deux dans les ruelles de Nara qui renvoie à celle du début, sauf que celle-ci se fait main dans la main. Puis l’accouchement de Reiko, entourée de tous ses proches, tous unis dans un même souffle, scellant l’harmonie retrouvée d’une famille qui retourne à la vie. Difficile de résister devant l’image d’un Shun pétrifié par l’émotion lors de l’accouchement puis par l’apparition d’un nouveau frère qui ne remplacera pas l’autre, mais qui relance le cycle de la vie. La caméra peut alors faire le chemin inverse du premier plan du film, puis s’envoler avec légèreté dans les cieux : les fantômes sont libérés, les vivants aussi, reprenant le cours de leur vie, et le spectateur, sonné, essayera de reprendre ses esprits après un tel tourbillon d'émotions. Plus beau film de ce début d’année, un peu de la magie de Shara tient aussi au fait qu’à peine fini, on a déjà envie de le revoir.

posted by godspeed | 16:15 |


7.4.04  

La Passion du Christ (The Passion of the Christ), de Mel Gibson

Du sang, des larmes, des cris, de la douleur, de la haine et une vision manichéenne de l’humanité… voilà à quoi ressemble l’Evangile selon Saint Gibson. Porté par une polémique démesurée qui lui assure une publicité efficace (et gratuite), La Passion du Christ ne mérite même pas d’en déchaîner autant, de passions, vu sa piètre qualité, que ce soit comme œuvre cinématographique ou comme objet de culte religieux. Tout le monde l’a déjà dit, les douze dernières heures du Christ vues par Mel Gibson se résument en une série de sévices qui vont crescendo dans la violence (on a vu pire ailleurs mais celle-ci fait particulièrement mal dans sa frontalité et sa complaisance). Au programme de Jésus donc, qui ne cesse de tendre l’autre joue : trahison de Judas, passages à tabac systématiques, longue flagellation à la baguette puis au "fouet métallique" (avec de jolies gerbes de sang réalistes et des bruitages sonores ad hoc ("splosh !!")), chemin de croix interminable (pour le spectateur, où Jésus tombe lourdement (et au ralenti bien sûr) au moins 157 fois en 100 mètres pour bien insister sur sa souffrance) et pour finir la balade, crucifixion cruelle et ensanglantée (avant une minable scène finale de résurrection : on a les happy-ends que l’on mérite…). Et tout ça pour quoi ? Pour rien en gros : Mel Gibson est si sûr de ses effets tape-à-l'oeil, en rajoute tellement dans le spectacle de la violence qu’il finit par ôter tout sens à son film, toute éventuelle identification à la douleur du Christ. Sa démonstration à coups de massue (ou à coups de poings dans les tripes, c’est selon) entraîne son film vers le spectaculaire vain, sadique et fier de lui, lui ôtant tout propos, tournant à vide. Surtout que son film est dénué de toute once de subtilité ou de grâce, n'ayant pour seule ambition de cinéma que celle d'accoucher d'une Grande Figure Suppliciée…



Au milieu de ses tourments, Jésus se souvient de quelques moments de son existence ; l’occasion pour le film de dresser en flash-back une compilation peu convaincante et très superficielle de ses meilleures répliques (lors de la Cène ou ailleurs) : c’est l’un des gros problèmes du film, qui oublie complètement de mettre en valeur les enseignements de Jésus, ses sages paroles ou ses actions de foi : présenté ainsi, en laissant sa pensée ou sa doctrine dans un obscur arrière-plan, le châtiment qu'il endure manque d'impact et parait juste arbitraire : Jésus encaisse les gnons, point. L’affaire devient carrément ridicule (ou niaisement rigolote) lorsqu’il se rappelle d’une journée, près de sa mère où il construisait une table haute et que le film insinue qu’il a aussi inventé les chaises (et pourquoi pas la roue ou l’électricité pendant qu’on y est…). En fin de compte, la représentation des personnages ou des foules dans le film est très hollywoodienne, empruntant les mêmes raccourcis psychologiques (tel Ponce Pilate, pas un mauvais bougre, qui écoute les conseils de sa femme avant d’aller siéger, mais dépassé par les événements) et dialogues pompeux. On aime bien Jim Caviezel (surtout depuis son rôle inoubliable dans le chef d’œuvre de Terrence Malick (pléonasme)), La Ligne Rouge) et son investissement dans le rôle est indéniable, mais il n’a que très peu l’occasion de se mettre en valeur si ce n’est hurler de douleur et ruisseler de sang. Et dans les rôles de Marie et Marie-Madeleine, Maia Morgenstern et Monica Bellucci (au jeu toujours aussi peu subtil) sont tellement engoncées dans le registre éploré qu’elles en deviennent exaspérantes au lieu d’émouvoir… Mais ces personnages ont une place tout à fait logique dans la vision manichéenne de Gibson : d’un côté, les fidèles accablés et sages ; de l’autre, tous les autres, tous ceux qui martyrisent le Christ, ne croyant pas en lui, tous des pourris, des lâches, des salauds. Le film n’est pas antisémite comme on a pu si souvent l’entendre (la représentation des juifs est surtout à l’image du film, c'est-à-dire sans subtilité et grossière) il exècre tout bêtement le genre humain dans son ensemble, et sous couvert de pointer la folie des hommes, il ne cesse en fait de souligner l’ignominie des infidèles et des non-croyants. Ainsi les rabbins juifs qui livrent Jésus aux romains sont fourbes et manipulateurs ; les centurions romains sont sadiques, ricanants avec leurs dents pourris ; la foule est hystérique ; le roi Hérode est une folle à perruque (!?) ; Judas, immonde traître, se pend à un arbre au-dessus d’une charogne en putréfaction (on remarquera la grande finesse de la métaphore…). Et on évitera de trop s’attarder sur l’imagerie ridicule et indigente qui accompagne l’apparition de quelques diablotins ou autre ange de la mort représentant sans doute Satan (une femme au teint cadavérique et crâne rasé…).

De cette tambouille émergent parfois quelques scènes qui rappellent qu’il y avait ici matière à faire mieux de ce grand sujet : tel ici la détresse morale de Pierre qui vient de renier trois fois Jésus, ou là encore le beau personnage de l’hébreu Simon qui aide le Christ à porter sa croix. Mais tout ça se perd au milieu de cette fumisterie globalement pénible et plutôt ennuyeuse. Le fait que le film soit tourné en Araméen n’est alors qu’une sorte de caution de réalisme tout à fait artificielle puisqu’il a si peu à dire. Pour le reste on laissera aux théologiens les plus experts le soin de disserter sur toutes les inexactitudes historiques et textuelles que le film peut cumuler. Moins drôle que La Vie de Brian des Monty Python, moins (in)pertinent que La Dernière Tentation du Christ de Scorsese, La Passion du Christ n’est en fait qu’une boursouflure indigente dont l’intérêt est inversement proportionnel au tapage médiatique qu’il crée, un truc assez moche à la mise en scène lourdingue (avec abus notable de ralentis symboliques à 2€), complaisant et plutôt bête. Dieu est Amour parait-il : le film, lui, ne cesse d’exsuder la haine, au service d'une idéologie douteuse. Le comble dans cette histoire, c'est certainement que pour un film sur Jésus, tout ceci manque énormément de spiritualité...

posted by godspeed | 19:38 |
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