Les critiques de Cathy M et godspeed
Des critiques de ce qu'on veut, faites comme on le veut... :)


28.11.03  

Zatoichi, de Takeshi Kitano

Zatoichi, 11ème film de Takeshi Kitano réalisateur, qui succède au joli mais pesant Dolls, est à la fois un motif d’intense satisfaction et de légère anxiété. Satisfaction parce qu’il est le film le plus enthousiasmant de son auteur depuis des lustres, une œuvre romanesque fulgurante, pleine d’humour, de péripéties et de violence, aux vertus divertissantes des plus appréciables. La petite inquiétude qu’il peut provoquer est qu’il confirme, une fois de plus, que depuis son chef d’œuvre Hana-Bi, l’œuvre de Kitano perd de sa cohérence, celui-ci cherchant depuis 4 films un nouvel élan ou bien une alternative forte à ses histoires de yakusas, sans pour autant avoir trouvé une nouvelle voie qui puisse être viable sur la longueur…

Au lieu de faire la fine bouche, il faut au moins reconnaître qu’ici Kitano s’est remis en question en abordant un genre inédit pour lui en tant que metteur en scène : le chambara, soit le film de sabre japonais (Kitano avait néanmoins tâté du sabre en tant qu’acteur dans le beau Tabou de Nagisa Oshima, déjà aux côtés de Tadanobu Asano). Cette œuvre de commande, plus qu’un projet personnel, lui permet de se mesurer à un personnage mythique du cinéma japonais : le masseur aveugle, joueur et sabreur vagabond Zatoichi, héros de plus d’une vingtaine de films depuis le début des années 60. De son propre aveu, Kitano n’est pas un fan du personnage et cela crève les yeux pendant les trois quarts du film, tant celui-ci apparaît étrangement en retrait, agissant plutôt comme révélateur ou point de croisement des divers personnages et récits qui nourrissent le film. Situé à l’époque du Japon féodal, celui-ci démarre avec l’arrivée de Zatoichi dans un petit village qui vit sous l’influence violente d’un gang qui dirige des tripots, rackette les commerçants et élimine ses rivaux.



Sur ce canevas de base, le film s’étend et part dans plusieurs directions différentes avec les multiples personnages que rencontre le masseur. Kitano a toujours donné une importance particulière aux seconds rôles et c’est une fois de plus le cas ici, puisque ce sont ceux-ci qui font avancer l’histoire par à-coups successifs, donnant au film une ampleur progressive. Sur le mode d’un narration éclatée, les flash-back explicatifs ou digressifs se multiplient, soulignant les enjeux moraux des personnages, enrichissant et épaississant graduellement le récit. Ainsi deux geishas rencontrées par Zatoichi sont en fait deux frère et sœur orphelins qui cherchent à se venger du meurtre de leur famille, perpétué dix ans plus tôt par de mystérieux assasins. Autre personnage déterminant, Hattori, un samouraï sans maître (un ronin) accompagné de sa femme malade, qui décide de louer ses services comme garde du corps à Ginzo, le chef des yakusas. Un beau personnage profond et tourmenté, qui bénéficie de l’interprétation contenue mais habitée du charismatique Tadanobu Asano (LA rising star japonaise, bientôt à l’affiche de Jellyfish, le dernier film de Kiyoshi Kurosawa…), donnant un relief non négligeable à ce ronin tragique…

Dans sa vision de paysans martyrisés par des yakusas, Kitano ne fait pas dans l’originalité mais il est frappant de voir à quel point ces derniers ressemblent à ceux qui animent ses histoires modernes ; comme si, 200 ans auparavant, les gangsters qui régnaient sur le jeu étaient déjà aussi bien organisés et installés que ceux qui terroriseront plus tard le Japon contemporain en se coupant le petit doigt. Quant à sa représentation des paysans, si elle n’est pas vraiment calqué sur celle d’Akira Kurosawa, elle est tout de même empreinte d’un certain sens de l’humanisme et de la générosité qui était caractéristique du Maître. Les références à Kurosawa seraient aussi à aller chercher du côté de certains petits clins d’œil qui sont autant d’hommages inconscients : un garde du corps (comme dans Yojimbo), un combat au sabre sous la pluie (comme dans Les Sept Samouraïs) ou un simple d’esprit qui court bêtement autour d’une maison (pas loin de Dode’s Kaden). En ce qui concerne l’humour du film cependant, c’est du Kitano pur jus, des scènes qui manient l’humour pince sans rire et un peu froid mais régulièrement hilarant. L’élément comique principal prend ici les traits du neveu d’une paysanne, qui a abandonné les travaux manuels pour le jeu, véritable loser qui essaye d’imiter sans succès les coups d’éclat de Zatoichi qu’il va accompagner dans quelques mésaventures. Ce qui donne à voir une scène désopilante et truculente de cours de sabre à 3 nigauds, qui se transforme rapidement en rouage de coups de bâtons sur la tête…



Au milieu de tout ça, Zatoichi apparaît donc en retrait. Kitano semble pourtant prendre plaisir à l’interpréter avec cette coiffure blonde platine et ces petits rires idiots constituant la majorité de ses réponses mais le personnage reste spectral, mystérieux et impénétrable pendant la majeure partie du film, renfermé sur lui-même, privilégiant l’écoute attentive des bruits et mouvements révélateurs aux alentours. Ses phases d’actions sont aussi fulgurantes et tranchantes que celles du film : les sabres vont trop vite pour qu’on puisse bien saisir leur action, le mouvement étant moins visible que le résultat (avec quelques amputations du plus bel effet), bien aidés par des gerbes de sang généreuses (réalisées numériquement et dont le côté faux et artificiel est voulu pour accentuer l’irréalité de ces scènes de combat). Ainsi l’habituel dispositif filmique de Kitano, constituait de plans-séquences étirés, s’est brillamment adapté dans un souci d’illustrer ce récit d’aventures de façon appliquée et créative, pour que tout soit limpide. C’est réussi puisque que c’est certainement le film le plus facile d’accès de son auteur.

Un aspect frappant de Zatoichi demeure la musique, qui n’est pas signé Joe Hisaishi comme d’habitude mais par un certain Keiichi Suzuki (membre des obscurs Moonriders). Le changement se fait sans réel heurt et se permet même quelques belles innovations ; la ligne d’orgue qui accompagne la dernière demi-heure (la "vengeance" sanglante et sinistre de Zatoichi) lui donnant une ambiance inquiétante tout à fait adéquate. Autre jolie idée très contemporaine, les percussions par des paysans à l’aide de leur outil, qui se mêlent à la bande-son dans plusieurs scènes, dans un chorégraphie très "Stomp". Le pompon reste néanmoins la fantastique scène finale des claquettes : tous les personnages (tout du moins les gentils, comme le dit Kitano, ce qui exclue Zatoichi de son point de vue…) se retrouvent sur une scène, face caméra, et entament donc une danse débridée et joyeuse. Cette scène, chorégraphiée par une troupe du nom de The Stripes, rappelle aussi que Kitano est un passionné du monde du cabaret et du music-hall qu’il a côtoyé dans sa jeunesse (rapidement évoqué dans Kids Return). Et surtout, sommet de joie communicative et de célébration festive, elle est peut-être le plus beau moment de cinéma de son œuvre depuis un bon moment, un instant quasi-magique comme l’on en voit peu souvent, qui en plus de donner à Zatoichi une estime tout particulière dans la filmographie de Takeshi Kitano nous permet aussi de garder toute confiance en un cinéaste majeur qui a au moins le mérite de toujours nous surprendre et de n’être jamais totalement là où l’on l’attend…

posted by godspeed | 14:00 |


15.11.03  

Elephant, de Gus Van Sant.

Au début, on se dit que c’est d’une beauté fascinante. D’une magnifique virtuosité, d’une poésie étourdissante. Puis égaré dans ses volutes, on constate que c’est aussi d’une intelligence remarquable. Puis après une fin abrupte et culottée, les réactions d’un public obtus confirment que c’est un film trop à contre-courant du tout-venant cinématographique pour plaire à tout le monde. Car Elephant est un film exigeant. Mais Elephant est aussi, et surtout, un film sublime. Une Palme d’Or cannoise audacieuse et méritée. Un très grand film. Certainement le meilleur film de l’année. Une pierre angulaire du cinéma contemporain. Et même un chef d’œuvre, inutile de tourner autour du pot.

Depuis ses débuts de cinéaste indépendant, avec des films aussi divers et réussis que Drugstore Cowboy, My Own Private Idaho ou Prête à Tout, Gus Van Sant a bien changé. Ou évolué plutôt. Après s’être frotté avec succès aux codes hollywoodiens sans se compromettre d’un iota (les touchants Good Will Hunting et Finding Forrester), et réaliser entre-temps une oeuvre de duplication à la Warhol (le remake au plan près de Psycho, décrié mais non sans qualité), GVS a fait sien l’art de l’épure, tendant vers l’abstraction la plus expérimentale. Le tournant eut lieu avec Gerry, toujours inédit en France, qui suivait l’égarement de 2 hommes en plein désert. Elephant poursuit cette veine avec une histoire qui est une variation autour du massacre de Columbine, où, en 1999, 2 adolescents surarmés avaient abattus plusieurs de leurs camarades en plein lycée…



Mais Elephant, c’est ça et bien plus. Car de par sa forme et sa narration singulière, Elephant semble d’abord parler d’autre chose, de ne filmer qu’une journée comme les autres, dans un lycée comme les autres, avec des élèves comme les autres. Car ce qui intéresse GVS, c’est d’abord de filmer des adolescents, leur geste, leur déambulation, leur attitude frivole ou introvertie, leurs discussions anodines. En cela, il se rapproche de Larry Clark (dont il avait produit le 1er film, Kids), filmer les ados tels qu’ils sont pour en créer la mythologie, observer leurs modes de vie et la réalité qui les entoure au quotidien pour en faire, non pas des icônes, mais bien des repères et des instantanés d’un époque précise. En les filmant dans ce cadre particulier qu’est le lycée, vaste champ des possible, la question de l’individualisation de l’adolescent apparaît : comment cultiver sa propre personnalité ? Ainsi, si la caméra s’attarde sur les gestes minutieux d’Elias développant ses photos, c’est aussi pour bien le définir, pour scruter ce qui le caractérise en tant qu’individu unique, ce qui le différencie d’un autre. Mais alors comment être soi, se démarquer des autres, sans être isolé, sans devenir un sujet de moquerie ? Comment être différent de la masse sans être écarté, montré du doigt ? C’est tout le sens de la discussion qui anime un cercle d’élèves autour de la reconnaissance ou non d’un gay dans la rue : peut-on être soi-même, singulier, différent et être accepté, respecté pour ce que l’on est ? C’est bien évidemment à l’adolescence que se joue cette problématique, l’âge le plus dur à vivre, où la personnalité commence à se singulariser et s’affirmer, où l’on semble étranger au monde extérieur : Alex est raillé par ses camarades en cours, la boulotte Michelle est renfermée sur elle-même, complexée sans doute par son physique bien peu glamour, trois commères boulimiques dénigrent tout ce qui passe… Mais chacun gagne son indépendance sous l’œil de la caméra (ou grâce au panneaux qui affichent leurs noms en grand sur l’écran) les rendant émouvants dans toute leur simplicité et leur singularité.

Mais Elephant, c’est ça et bien plus… Car c’est aussi un objet filmique étourdissant, dont la structure un tantinet théorique et expérimentale ne l’empêche pas d’être d’une fluidité et d’une élégance enchanteresse (ah, ces ralentis suspendus en plein plan-séquence…) . Le prix de la mise en scène qui doubla la palme d’or au dernier festival de Cannes était donc d’une grande logique, tant celle-ci est d’une impressionnante maîtrise, d’une grande virtuosité. Chaque scène appelle quasiment un plan-séquence, où la caméra suit, mobile et flottante, un personnage, déambulant simplement dans les couloirs du lycée, de la cantine au terrain de sport, accomplissant des gestes ordinaires. Ces plans-séquences, qui quittent parfois un personnage pour en suivre un autre, ouvrent un espace particulier et vaguement irréel, transformant ce lycée désert aux couloirs béants en gigantesque lieu tentaculaire à l’espace infini. Cette façon de gérer l’espace, de représenter le lycée comme un lieu hors du temps et isolé du monde, ces plans-séquences tournés à la steadycam qui s’attardent sur les nuques, tout ceci évoque quelque chose de la grâce indéfinissable des plus beaux plans de Kubrick. Cette beauté formelle se couple avec une narration temporelle éclatée mais brillante où chaque personnage possède sa temporalité propre, étirée selon sa propre vitesse pendant le film, pour que chacun se retrouve au même endroit vers la fin : exemple, si on suit Alex en pointillé sur deux jours, Michelle ne le sera elle que sur un petit quart d’heure, et ainsi de suite pour les autres… cette différence de rythme de chaque personnage et la pluralité des lignes narratives guident alors un récit en boucle, où une même scène peut se répéter mais vue différemment puisqu’on arrivait là en suivant un autre personnage que précédemment (et il y a déjà là une notion d’inéluctable qui apparaît, car peu importe le chemin emprunté, on en revient toujours au même endroit, on se dirige toujours vers la même conclusion, un terrifiant massacre…). Il faudrait ici souligner le remarquable travail de montage du film fait par GVS lui-même qui permet à ce concept qui paraît obscur sur le papier d’être des plus compréhensibles et fluide à l’écran…



Mais Elephant, c’est ça et bien plus… Car c’est donc aussi un film autour de la tragédie de Columbine… Avant d’en arriver là, dans son dernier tiers, le film aura suivi de près Alex, l’un des futurs meurtriers et rien n’aura été pointé comme les véritables motivations de l’adolescent pouvant expliquer d’un tel drame. Quelques faits flottent ça et là : les moqueries dont il est la cible, des armes qu’on commande un peu trop facilement sur Internet, un jeu vidéo où l’on abat des individus dans le dos, la télé qui diffuse des images de Nazis (mais considéré avec clairvoyance comme des tarés)… Plus des symptômes que de véritables causes, tous ces faits sont donnés comme acquis, pesant forcément dans la balance mais GVS évite toute démonstration ou charge didactique lourdingue et sociologique : les choses arrivent et c’est ainsi, il n’y a pas de réponses à chercher, les pièces du puzzle ne sont pas spécialement faîtes pour s’emboîter. Tout ceci paraît terriblement banal, inéluctable voire normal et ça fait encore plus froid dans le dos. Et la douce mélancolie qui s’échappe de la Lettre à Elise que joue à un moment Alex au piano, alors que la caméra effectue un travelling circulaire et attentif de sa chambre, marque une pause humaine, hors du temps et d’une beauté envoûtante (tout comme les magnifiques plans de ciel nocturnes). Alors Alex et Eric exposent froidement leur plan, comme d’autres prévoit d’aller faire leurs courses. Puis ils s’embrassent sous une douche, goûtant pour la première fois quelque chose dont ils ont été privés jusqu’à présent et qu’il n’auront plus jamais, sachant leur mort proche… Puis le massacre arrive. On a beau être prévenu, celui-ci arrive, abrupt, froid, sec, et fouette le visage. Les lycéens tombent dans les couloirs dans un réaliste glaçant et sans sensationnalisme. On aura à peine eu le temps de connaître ces kids que déjà c’est trop tard. Reste seulement une terrible sensation d’impuissance…

Dans cette vision des choses, la fin du film, frustrante aux premiers abords, est finalement d’une logique à toute épreuve. Tout le long du film, GVS a voulu nous montrer qu’un événement telle que celui-ci n’est ni compréhensible, ni explicable, qu’on en saucissonne les hypothétiques causes et les effets à l’extrême, qu’on suive les protagonistes à la trace. Comme le dit l’anecdote indienne de l’éléphant qui donne son titre au film, une vision des choses par partie ne permet pas de deviner la vraie nature de l’ensemble. Ainsi, à la fin, pas besoin d’aller plus loin, pas nécessaire de punir ou d’arrêter les coupables dans une conclusion purificatrice trop hollywoodienne, la démonstration a déjà été faite : il n’y a rien de plus, rien de moins, ce n’est pas explicable et c’est ainsi. Elephant est le cliché instantané d’un événement, pris à la bonne distance pour la mise au point, ni trop près, ni trop loin. Il ne reste plus alors à la caméra qu’a s’éloigner lentement et à filmer les nuages une dernière fois…
Un personnage dans le film l’a bien compris, c’est Elias le photographe et ce n’est pas un hasard si c’est lui qui, tel un alter-ego, ressemble le plus au metteur en scène/Gus Van Sant, lui qui enregistre grâce avec son appareil photo de petits moments du quotidien, de petits clichés naturalistes de ses camarades au lycée. Au tout début du massacre, Alex rentre dans la bibliothèque et marque un temps d’arrêt imperceptible avant d’abattre ses camarades ; Elias, juste à côté, avant de mourir dans un relatif anonymat, abattu quasiment hors-champ, n’a alors qu’un réflexe : celui de prendre Alex en photo.

posted by godspeed | 22:22 |


10.11.03  

Amazing Grace, de Spiritualized.



Cher Jason Pierce,

il faudrait d’abord que je commence par vous dire à quel point votre musique est importante à mes yeux (et à mes oreilles). Il faudrait que je vous explique ce qui dedans me touche et me fait vibrer, ce qui j’y trouve qui n’est nulle part ailleurs. Il faudrait que je mette des mots sur ce que votre musique évoque en moi, les sensations qu’elle procure, l’apaisement qu’elle entraîne. Mais poser des mots sur ce qui nous touche vraiment n’est jamais chose aisée…

Au moment d’écrire quelques mots sur Amazing Grace, le cinquième album de votre groupe Spiritualized, je me suis retrouvé fort dépourvu, à court de mots. Et pas uniquement parce qu’il m’a fallu du temps, quelques écoutes un peu décontenancées, pour pleinement saisir toute la portée qu’il pouvait avoir, l’émotion qu’il recelait. Mais aussi parce que je ne pouvais pas parler d’un album de Spiritualized comme du premier album venu. D’où l’idée d’une frontalité plus poussée qu’à l’accoutumée. D’autant que c’est le principe même de cet album, enregistré rapidement, dans des conditions presque live, flirtant avec l’improvisation, dans le but de capturer "le moment où le groupe jouait les morceaux avant d’apprendre comment les jouer", puisque vous ne présentiez les chansons à vos musiciens que le jour même de l’enregistrement. C’est une jolie façon de se remettre en question, de privilégier la spontanéité, un exercice d’équilibriste un peu risqué mais brillamment exécuté, une sorte de retour aux sources et à l’essentiel : les chansons.

"This little life of mine
I'm gonna let it slide
I'm gonna let it burn
Cuz I'm getting sick of trying…
"

Car dépourvues de leur apparat orchestral et de l’enrobage d’arrangements luxurieux qui caractérisait vos deux précédents (et magnifiques) albums, vos chansons auraient pu s’écrouler toutes seules, sans aucun paravent pour cacher leur faiblesse. Or ce n’est pas le cas, car une bonne chanson reste efficace même dans son plus simple appareil, et même épurée, une fêlure ne disparaît pas, l’émotion s’inscrit toujours en filigrane. Certes, vous avez plutôt bien brouillé les pistes en gravant des titres nettement plus rock’n’roll que d’habitude, de petites bombinettes garage rageuses et débridées, de parfaits morceaux bruts, bluesy et claquants qui ne sont pas sans rappeler votre déjà mythique Electricity. Mais vous avez beau couvrir This Little Life of Mine, Never Going Back ou Cheapster de distorsions, de guitares saturées et de rythmiques exaltées, les chansons font certes bouger la tête en cadence et taper du pied comme un dératé, on sent bien que cette rage n’est pas qu’une pose, on ne peut s’empêcher de sentir derrière une indicible tristesse, une confession d’impuissance et de faiblesse qui n’oserait pas dire son nom. Dans cette veine particulière du disque, la plus belle réussite reste l’énergique She Kissed Me (It Felt Like A Hit), pas seulement pour ce clin d’oeil à Phil Spector (dont l’une des productions s’intitulait He Hit Me (It Felt Like A Kiss)) mais bien parce que derrière ce bouillonnement et cette mélodie imparable, on sent bien que cette chanson est habitée. Que le poids de votre existence y joue un rôle décisif.

L’un des brillants aspects de votre talent réside certainement ici, dans la façon dont vous arrivez à transmettre de l’émotion pure dans vos morceaux. Cela passe souvent par votre voix, fragile, en équilibre instable, pas toujours assurée, parfois sur le point de lâcher mais qui se rétablit toujours miraculeusement. Un voix fêlée mais tellement humaine, chargée d’émotion. Avec une telle arme dans votre manche, difficile de résister à des ballades aussi touchantes que Oh Baby ou Hold On, et ses paroles si évidentes : "You gotta hold on baby to those you hold dear / Hang on to the people you love… " ; on ne peut qu’approuver le message. D’autant qu’il est souligné plus loin par votre émouvant et pudique hommage à votre ami Richie Lee, bassiste du groupe Acetone, disparu en 2001, sur la bien-nommée The Ballad of Richie Lee : "My soul is weak, my eyes are blind / The fire that drove me on, is nothing more than dust and ash / Today my friend was gone, now he got his name on a rock again…" : la ballade spectrale et envoûtante se transforme alors en une intense tristesse cristalline et fragile prête à se briser en mille morceaux…

"Might look like I'm damaged, but the damage is deep within…"

D’ailleurs, avez-vous remarqué Mr Pierce que dans The Ballad of Richie Lee et Rated X, vous utilisez quasiment la même phrase : "so put your hand in my hand and maybe we'll forget , that life had even started before the day we met" ? Peut-être n’est-ce qu’un hasard… Toujours est-il que cette phrase m’évoque aussi le couplet "So please put your sweet hand in mine / And float in space and drift in time..." tirée de la sublime chanson titre de l’album Ladies and Gentlement We Are Floating In Space, album qu’on ne peut plus quitter une fois découvert. Pas si étonnant vu à quel point les deux albums dialoguent entre eux ; au-delà d’une couleur musicale un peu différente, les deux partagent une même ambiance triste et résignée, un peu affectée, une même recherche de la plénitude en traitant encore et toujours les mêmes thèmes. La vie. La mort. La dope. L’amour. Et même si Dieu n’existe sans doute pas, la spiritualité, car l’épuisement est bel et bien là, et que l’âme a besoin de repos. Oui, elle a vraiment besoin de repos…

Et comme sur Ladies…, on retrouve un instrumental aux confins du free-jazz, l’hypnotique The Power and The Glory, un morceau plutôt digressif, celui où l’on saisit le mieux l’esprit d’improvisation du disque. Mais si vous avez privilégié une forme plus brut pour cet album, on y retrouve quand même beaucoup de votre identité et certaines caractéristiques indéniables de votre musique, tel ce psychédélisme éthéré, qui transforme les morceaux en des litanies désincarnées et flottantes, envoûtantes et hypnotiques. Il suffit d’écouter le poignant Rated X pour s’en convaincre, morceau spectral et languissant, qui renoue avec la veine vaporeuse et évanescente des débuts. Et par moments, le Spiritualized lyrique et orchestral, avec cordes et cuivres généreuses, pointe timidement le bout de son nez, et cela fait toujours plaisir de le voir aussi lumineux. La traditionnelle chorale gospel intervient donc sur l’enlevé et majestueux Lord let it rain on me, qui s’élève à des hauteurs insoupçonnées, bien que votre foi soit légitimement mis en question ("Say that hell's below us, lord, heaven can be mine / I dont believe your promises, don't believe your lies…"). Et la sortie de l’album a des airs de plaisant déjà-vu, le délicat Lay it down slow s’acheva sur une contagieuse sensation d’apaisement…

"If you've got love in your heart
Why don't you keep it with mine
I can't promise a miracle, but I'll always be trying…
"

L’apaisement, c’est souvent de ça dont il est question dans votre musique… l’apaisement et le recueillement… tout ce qui aide à panser les plaies de l’âme… et encore une fois votre musique est là au bon moment, même si c’est un peu écarté de la vérité puisqu’elle fonctionne à tout moment. Mais elle est là, vibrante, touchante, agissant au fin fond de l’âme… elle a beau avoir changée légèrement de forme, sa sève reste toujours la même , toujours aussi précieuse, aussi touchante… alors oui, Amazing Grace n’est certainement votre meilleur album, pas le plus ambitieux ni le plus dense mais il est quand même un album réussi, le 5ème grand disque de Spiritualized, rien de moins. Et si je devais finir par admettre que c’est un album régulièrement touché par la grâce, il faudra bien reconnaître que cette grâce, c’est tout bêtement à vous qu’il la doit…

Alors je ne vais pas continuer plus longtemps les compliments, il me semble que mon admiration pour votre travail est plus que visible. Et tout ça tient en une phrase : Mr Pierce, j’aime beaucoup ce que vous faites.


godspeed, pour qui votre musique est essentielle et qui attend impatiemment la suite...


PS : Une dernière petite chose m’intrigue… Avez-vous remarqué que votre pochette, au départ plutôt repoussante mais finalement poétique avec ce bras (à qui d’ailleurs ?) dans une position de plénitude absolue, en évoque une autre ? Celle de Trust, le dernier album de Low, où un bras s’affichait dans une position plus paresseuse. D’autant que la 1ère chanson de cet album s’intitulait That’s How You Sing (Amazing Grace). Comme quoi, le hasard…

posted by godspeed | 22:27 |


3.11.03  

Petit message à caractère informatif

Chers amis lecteurs (et lectrices) fidèles et attentifs, vous avez sans doute remarqué que ces derniers temps, ce blog était assez peu mis à jour, sur un rythme des plus hasardeux. En effet, des événements extérieurs indépendants de notre volonté et des désagréments majeurs dont on se passerait bien nous empêchent de consacrer le temps nécessaire à l’actualisation régulière de cette page. En espérant retrouver un rythme normal et plus soutenu dans un futur proche, les remises à jour se feront pour le moment au compte-goutte, en essayant tout de même qu’elles soient moins espacées que dernièrement.
Ainsi, sauf imprévu, quelques nouvelles critiques devraient être mises en ligne à partir de cette semaine, en commençant par celle d’Amazing Grace, le 5ème album très réussi de Spiritualized, et celle de la palme d’or cannoise 2003, l’exceptionnel Elephant de Gus Van Sant. De bien belles choses, donc restez attentif et merci de votre fidélité et de votre compréhension (et merci au soutien de certains qui se reconnaîtront).

A très bientôt.

PS : attention, ce message s’autodétruira dans 10 secondes. 10… 9… 8… 7…

posted by godspeed | 10:57 |
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