Les critiques de Cathy M et godspeed
Des critiques de ce qu'on veut, faites comme on le veut... :)


25.5.03  

Dogville, de Lars Von Trier.

Après plusieurs années d’une admiration mutuelle et polie entre Lars Von Trier et moi, nous avions fini par nous fâcher à mort en 2000. A Cannes, Lars gagnait enfin sa première Palme d’or mais malheureusement, c’était avec son plus mauvais film, une croûte détestable et exécrable, Dancer In The Dark : avec ce film, Lars me poignardait dans le dos et donc, agonissant devant un tel vomitif chantage aux sentiments, je jurais un genou à terre que ça y était, c’était définitivement la fin de notre relation, on ne m’y reprendrait plus, LVT est un cinéaste à oublier...
Mais n’ayant aucune parole digne de ce nom, et les blessures ayant un peu cicatrisées, je vais quand même voir avec curiosité son nouveau film, Dogville. L’ami Lars étant toujours à la recherche de nouvelles formes cinématographiques, il s’essaye ici à une "fusion de la littérature, du théâtre et du cinéma" et impose dès le départ un dispositif des plus déconcertants : l’action se déroule intégralement sur un plateau, une sorte de scène de théâtre où est représentée une ville (avec sa grande rue, ses maisons, un jardin, etc.) avec seulement des traits à la craie sur le sol et quelques meubles disséminés par ci, par là (2 chaises, trois bancs, un lit…), tel un plateau de jeu de société. Un procédé minimaliste qui joue sur la transparence, donnant à voir l’activité de chacun à tout moment, une vision d’ensemble sur la communauté de Dogville…
Le côté littéraire va d’abord venir d’une voix-off adéquatement distanciée (celle de John Hurt), qui nous raconte et commente avec acuité cette histoire tout le long d’un prologue et 9 chapitres. Nous sommes donc à Dogville, petite ville minière perdue dans Les Rocheuses, dans les années 30 et la grande Dépression. Une nuit, une mystérieuse femme, Grace (Kidman), poursuivie par des gangsters, s’y réfugie. Tom, un jeune idéaliste philosophe (Paul Bettany, très bien) prend la défense de la jeune femme et convainc la ville de cacher Grace, en échange de quelques menus travaux de sa part pour se faire accepter. L’harmonie et la joie de vivre font vite l’apparition dans une communauté retrouvée et soudée. Jusqu’à ce que les avis de recherche se multiplient et que les habitants de Dogville en demandent de plus en plus à Grace, la réduisant à l’état d’esclave et d’objet sexuel…
Il y a dans cette histoire d’intégration puis de déchéance, et enfin de vengeance, quelque chose de la sous-jacente cruauté et de la tragédie d’une certaine littérature classique américaine (le film cite directement Mark Twain). Si le processus de dégradation de son héroïne, qui subit les humiliations sans révolte et avec une tolérance de sainte, n’est pas vraiment nouveau venant de LVT, il s’accompagne ici d’une vraie dramaturgie, à la progression fluide et patiente, prenant le temps de montrer ce qu’il y a d’inéluctable dans l’enchaînement des évènements et dans le dévoilement croissant de la part d’ombre d’une communauté. La narration est suffisamment forte et prenante pour que les 3 heures du film passent sans trop de longueurs, ménageant de nombreuses scènes portées par un vrai souffle poétique et lyrique (Grace qui traîne "sa roue" dans la neige…). On est même souvent fasciné devant ce portrait cruel d’une société lâche, hypocrite, pourrie de l’intérieur, dont les apparences bien propres cachent un abyme de noirceur et de méchanceté…
De même, le dispositif de départ avec son décor ascétique, qui pouvait paraître gratuit au départ, se fait rapidement oublier, ou alors demeure une bonne idée tout du long : dépourvue de tout artifice superflu, l’histoire redevient le moteur principal du film, laissant le scénario et les dialogues comme seuls éléments relayeurs d’une dramaturgie parfaitement dosée et échelonnée. La mise en scène de LVT s’est faite moins laide mais reste toujours d’une extrême mobilité, malgré le statisme de l’action, essayant de capter le plus de choses possibles au sein d’une même scène. Autant de conditions de tournage qui font reposer la réussite du film sur les épaules d’une troupe prestigieuse d’acteurs où tous se montrent à leur avantage, bien menée par un Paul Bettany aux multiples facettes, et surtout Nicole Kidman, plus que convaincante dans un rôle exigeant, nettement plus risqué et méritant que ceux de ses dernières prestations.
Dommage alors que le dernier chapitre soit le moins convaincant du film, celui où LVT retrouve ses habits de moralisateur un peu lourdaud : la conclusion de l’histoire est fort logique et ne pouvait aboutir que là, Grace se vengeant enfin en provoquant un massacre (le chien aboie, la caravane trépasse…). Non pas que l’on puisse trouver à redire avec son pessimisme en montrant une humanité dans ce qu’elle a de plus lâche et abominable, mais cette fin est précédée d’un dialogue un rien pénible entre Grace et son père (James Caan, enfin Parrain, trente après) : il faut mettre fin à l’arrogance en arrêtant de tout pardonner et accepter, même si cela veut dire punir les gens pour leurs actes ; entre les mains de LVT, cette démonstration devient un peu extrême et balourde, et manque de l’intensité qui traversait tout le récit. Seul fausse note mineure, qui heureusement ne suffit pas à plomber un film majeur, dont l’inventivité et la force cinématographique sont telles que l’on peut enfin reprendre confiance pour la suite de la carrière de Lars Von Trier, réalisateur décidément à part…

posted by godspeed | 13:10 |


22.5.03  

Après le calme… la trompette, par la Crevette d’acier, au Palais des Glaces

Derrière ce nom mystérieux, la Crevette d'acier, se cache d’abord quatre drôles de zigotos (3 garçons et 1 fille) qui opèrent un mariage réussi entre la comédie loufoque et le spectacle musical débridé. Une comédie musicale donc, vous allez me dire… Non, pas du tout, plutôt un concert-cabaret dont la scénographie aurait dérapé dans le burlesque.
Au programme, une série de chansons-vignettes (ou bien de sketchs, à vous de voir) cocasses et déjantées. Les textes, toujours très travaillés et pleins d’humours, méritent une attention soutenue, porteurs de petites histoires tour à tour cruelles, moqueuses, attendrissantes, parfois éthyliques, mais toujours irrésistibles (des complaintes fatiguées au coin d’un bar, un voyage à Rio ou Bora Bora, 4 vieux poursuivis par la Mort ou un vieux con bouffé par son chien…). La musique est elle aussi pas mal du tout, cultivant le mélange des genres, du tango au jazz tendance cabaret : une séduisante diversité que l’on doit à Mathias Castagné, instrumentiste polyvalent responsable de toute la musique de la pièce, qui gratte toutes les cordes qui lui passent sous les doigts avec virtuosité (un violoncelle transformé en basse ou un banjo, sans oublier la classique guitare « électro-acoustique »). Ses trois compères sont au diapason, donnant corps et folie à ces saynètes délicieuses, tous aussi à l’aise au chant qu’à l’accompagnement, que ce soit au piano, saxophone, clarinette ou à l’œuf musical!
Le tout est servi par une mise en scène dynamique, réglée comme du papier… à musique, car ces 4 sympathiques individus sont aussi de brillants comédiens au rythme comique impeccable, dont la complémentarité et l'habitude de jouer ensemble sont évidentes.
Alors oui, ça ne dure qu’une heure et quart et ça paraît trop court tellement c’est joyeux et enthousiasmant. Mais comme on dit chez moi, ce serait plus long, ce serait moins bien. Comme cette critique en quelque sorte…

posted by godspeed | 11:33 |


18.5.03  

Son Frère, de Philippe Besson.


Nothin’ hurts you like the pain of someone you love…

Ecouter quelqu’un vous lire un livre plutôt que de le lire soi-même… Une idée qui m’avait un peu surpris au départ... Mais certains écrivains font bien des lectures, c’est donc que leurs livres sont autant écrits dans le but d’être lus silencieusement que d’être entendus… Les livres de Philippe Besson semblent être de ceux là, de ces livres qui, par leur rythme et l’écoulement limpide de mots si finement choisis, sont faits pour être lus à voix haute, pour s’y abandonner, se laisser bercer dans leur lit d’émotions…

Au début, on est perturbé par ce mode de lecture inhabituel, accroché aux lèvres et la voix de la personne qui nous le lit ; le processus d’assimilation du livre n’est plus le même, on ne peut plus s’arrêter sur une phrase, la lire encore et encore jusqu’à se l’approprier, il faut garder la bonne cadence ; plus question non plus de laisser l’imagination vagabonder au gré des images évoquées : il faut un temps d’adaptation mais la concentration se doit d’être totale. Ca, le livre va très bien s’en charger tout seul car dès les premières pages, les premières lignes, on est dedans, dans cette histoire forte et poignante, qui nous agrippe très rapidement, la maladie de Thomas vue par la personne la plus proche de lui : Lucas, son frère. Car comme dans l’Arrière-saison, Besson excelle dans le choix des mots simples mais justes, cette succession de phrases courtes mais habitées d’une sensibilité à fleur de peau, au regard attentif à toutes les petites choses qui font la singularité de l’existence, tous ces petits détails qui renforcent la réalité de l’histoire, ces réflexions sur la vie qui semblent anodines ou évidentes qui nous touchent toujours par leur véracité.

Pris dans ce flux, on en retient parfois un mot ou une phrase en particulier, qui reste un peu plus longtemps que les autres. Mais le plus souvent, on est immergé dans ce rythme particulier, cette sorte de respiration qu’imprime le livre. Une respiration parfois essoufflée, au bord de l’étouffement dans les moments les plus douloureux. Mais généralement le rythme est apaisé ; l’histoire a beau être dédoublée sur deux axes temporels différents, l’échange entre les deux se fait sans à-coups, naturellement. Avec la même délicatesse que Besson arrive souvent à transmettre lors des passages sur l’île de Ré, où on entendrait presque le va et vient des vagues de la mer omniprésente. Une sérénité des derniers instants…

Et puis il y a quelque chose de presque paradoxal mais terriblement adéquat dans le fait d’entendre ce livre lu par quelqu’un d’autre, de "subir" cette lecture sur un mode passif. Au départ, un phénomène de distanciation se fait sentir par cette écoute, qui nous place dans une position de spectateur d’une histoire qui se déroulerait un peu sans nous, de la même façon que Lucas assiste impuissant à l’agonie de son frère. Mais loin de voir ces 2 distances s’additionner (d’abord de Thomas à Lucas, puis de Lucas/le narrateur à celui qui l’écoute), ce mode nous place à ses côtés, favorise l’identification à sa douleur, à sa peine. Lorsqu’il voit son frère gémir, subir ses examens et les traitements médicaux qui lui déchirent le corps, on le voit aussi, dans toute sa réalité, dans toute sa dureté. On ressent le drame, la tragédie, la douleur, l’injustice. Notre cœur se serre, le malaise s’installe. Le visage de Thomas en prend d’autres, plus proches de nous. L’impuissance de Lucas devient notre impuissance, sa peine notre peine. Sa douleur de voir un être aimé souffrir et mourir fait son chemin jusqu’à nous et nous touche profondément car celle-ci est universelle, on la comprend et l’assimile sans effort, qu’on le veuille ou non, parce qu’elle est toujours là, aux aguets, dans chacune de nos vies.

Et certaines interrogations émergent : qu’est-ce qu’on ferait si l’on était vraiment à la place de Thomas ou de Lucas ? Aurait-on la même force, le même courage ? On finit par laisser tomber ces questions trop déplaisantes, et tant pis pour les réponses. On gardera surtout en mémoire le talent d’un écrivain décidément admirable et la force d’un livre qui nous bouleverse tout du long. Et personnellement, d’autant plus touchant en l’ayant entendu que lu…

posted by godspeed | 21:42 |


15.5.03  

Twin Peaks, de David Lynch :


Dix ans. C’est parfois le temps suffisant pour qu’un film perde toute sa force, pour que l’impact qu’il a eu sur nous s’évanouisse complètement lorsqu’on le revoie. Dix ans… Mais ça peut aussi être la durée nécessaire pour que celui-ci se fasse sa place, pour que ses qualités se dévoilent, pour que l’on soit en mesure de l’appréhender de la bonne façon.
Lorsque j’ai vu le film Twin Peaks : Fire Walk With Me pour la première fois, il a dix ans (j’étais peut-être trop jeune donc…), j’ai réagi comme (presque) tout le monde, avec incompréhension : c’est quoi, ça ?! C’est qui ce gamin avec un masque ? Euh, c’est normal qu’on puisse rentrer dans un tableau ? Pourquoi le monsieur là, il disparaît en prenant la bague ? Bon j’exagère un peu mais l’idée est là… Parce que même en connaissant la série, le sens de la chose m’avait vraiment échappé : trop étrange, trop dérangé, trop… bizarre… aucun élément concret auquel se raccrocher, seulement le souvenir d’un kaléidoscope d’images plus ou moins compréhensibles… plutôt moins d’ailleurs…
Le revoir dix ans plus tard est alors une expérience insolite : alors que mes souvenirs de la série deviennent de plus en plus flous, le film est toujours aussi étrange mais il est devenu plus limpide, plus homogène, plus "cohérent". Alors qu’il me semblait à part dans l’œuvre de Lynch, il me semble maintenant en être devenu un pan essentiel, une étape obligatoire vers une maturité artistique de tout premier ordre…
Prenons pour exemple ce prologue atypique d’une demi-heure, qui paraissait impromptu auparavant puisqu’en rupture avec l’intrigue de la série telle qu’on la connaissait, qui démarre le film là où on ne l’attendait pas. Maintenant il paraît tout à fait à sa place, une introduction presque logique et apparaît comme un modèle de l’étrangeté lynchienne : Chris Issak et Kiefer Sutherland (tous 2 excellents, tout en classe et dérision), 2 agents du FBI qui enquêtent sur le meurtre de Teresa Banks (un an avant celui de Laura Palmer…) : il est jouissif de voir le décalage entre eux et l’Amérique profonde (et sa part d’ombre) telle que la voit Lynch, peuplée de rednecks et de freaks en tout genre, aux attitudes et manies excentriques. Un prologue qui permet aussi de voir un peu Dale Cooper, futur personnage central de la série, agent perspicace jusqu’à l’extra-lucidité. Ses scènes dans les bureaux du FBI sont singulières, décalées jusqu’au loufoque ; jusqu’à l’inoubliable apparition de David Bowie, où l’on arrête de rire pour l’un des délires paranoïaques les plus inquiétants du film, à glacer le sang…

Un quart de film de passé et l’on peut enfin arriver à Twin Peaks, un an plus tard, non pas pour connaître la conclusion de la série (qui ne viendra certainement jamais) mais pour retracer les 7 derniers jours de Laura Palmer, celle que l’on avait connu seulement comme morte (étonnant de se dire que pour Sheryl Lee, le rôle de sa vie fut de jouer une morte…). Et on l’accompagne dans son quotidien, son collège, ses repas de famille traumatisants avec une figure paternelle menaçante, ses petits amis qui l’idolâtrent plus que de raison, sa "sexualité active" comme le dit Dale Cooper, sa meilleure amie Donna, la drogue et les visions d’horreur qui la hante, avec la présence sans cesse plus proche de Bob, entité maléfique qui rode autour d’elle. On nage en plein surréalisme, des personnages étranges font des apparitions aussi furtives qu’énigmatiques avec une fugacité et une attitude surnaturelle, les situations semblent toujours un peu déphasées par rapport à la réalité. A l’opposée de l’atmosphère tranquille et sereine qui caractérise en surface la petite ville de montagne, Lynch se fait un plaisir par moments d’y extirper des profondeurs une ambiance sombre et de plus en plus inquiétante (voir le passage dans le tableau ou la soirée chez Jacques, avec sa musique oppressante).
Mais Twin Peaks ne se résume pas qu’à un abcédaire du petit Lynch illustré. Plus le film avance, plus on y voit, en creux, une histoire en fait beaucoup plus simple : le portrait touchant et un rien pathétique d’une adolescente déboussolée, sans repère, en proie aux doutes de l’existence, dont la vie est devenue un cauchemar, un puits sans fond de tristesse, et qui n’a trouvé que l’autodestruction comme moyen d’y échapper. Une jeune fille poursuivie par le Mal, dont on finit par ne plus savoir s’il est réellement symbolique ou non : le père incestueux Leland Palmer (époustouflant Ray Wise, oscillant entre l’inquiétante folie meurtrière et l’authentique douleur intérieure) est-il vraiment possédé par Bob ? D’ailleurs, Bob existe-il vraiment en dehors de l’esprit de Laura ? La série nous répondrait que oui mais ici, rien d’aussi sûr… Vers la fin, Lynch abuse peut-être un peu de la symbolique religieuse, représentant Laura comme une icône sacrificielle qui a enfin trouvé le repos spirituel au fin fond de la Red Room ; toujours est-il que cette scène, comme de nombreuses autres à la forme tout aussi impeccable, sont de celles qui nous hypnotisent et nous hantent longtemps après leurs visions. Comme tout le film en fait.
Dix ans pour comprendre un film. Ce n'est pas grave, vaut mieux tard jamais. Surtout qu’ici, ça valait la peine de prendre son temps…

posted by godspeed | 22:37 |


13.5.03  

Alors voilà, sitôt parti de CI, je viens squatter ici (avec l'autorisation de la maîtresse des lieux :)) pour quelques critiques de mon crû. Alors aujourd'hui, démarrage en douceur au niveau du style, on est loin de Télérama ! ;)

Dolls, de Takeshi Kitano :

On avait quitté Takeshi Kitano il y a plus de deux ans déjà, avec Aniki, Mon Frère (Brother), tentative de transposition de sa thématique aux Etats-Unis : une réussite mineure mais réelle, sur un mode plus sec et brut, qui laissait quand même planer quelques petits doutes sur la capacité de renouvellement du cinéaste japonais le plus important de la dernière décennie. Certainement conscient du problème, Kitano effectue un virage net avec Dolls, son 10ème film et œuvre de rupture exigeante qui renoue avec sa veine la plus intime, et qui risque même de décontenancer les plus fervents fans du réalisateur…
Exit donc les règlements de comptes entre yakusa, Kitano va nous conter ici trois histoires d’amour dont l’inspiration provient du théâtre traditionnel Bunraku, art typiquement japonais aux récits d’amours tragiques représentés à l’aide de marionnettes (manipulées chacune par trois hommes tandis qu’un seul narrateur déclame d’une voix criarde tous les dialogues). Un art en toute logique peu connu du spectateur occidental (ce qui n’aide pas à rentrer dans le film, il faut bien l’admettre), mais qui est présenté lors d’un prologue vibrant qui permet d’en saisir un peu la force lyrique…

Une histoire principale traverse tout le film, celle de deux jeunes gens qui déambulent dans les rues, attachés l’un à l’autre par une corde, l’homme semblant traîner la femme, un peu hagarde et ahurie, et qui sont surnommés "les mendiants enchaînés". Le premier segment du film présentera donc leur histoire, le premier aller-retour d’une longue série entre présent et passé : Matsumoto qui devait épouser Sawako (exceptionnelle Miho Kanno, qui passe des rires aux larmes avec une aisance déconcertante), en a choisi une autre, fille de son patron. Mais juste avant son mariage, Matsumoto apprend que Sawako a tenté de se suicider, la laissant presque à l’état de légume, et amnésique. Dès lors, prisonnier de sa culpabilité et de son amour, il n’aura de cesse d’accompagner celle qu’il aime, de veiller sur elle, s’attachant à elle pour ne plus la perdre, effectuant un pèlerinage à travers les lieux du passé pour lui rappeler ses souvenirs. Cette première partie, aussi belle soit-elle a le gros inconvénient d’être extrêmement lente et ennuyeuse, ce qui s’arrangera un peu par la suite. On constate surtout que si Kitano a abandonné ici sa science du gag pince sans rire, il a gardé le sens de la symbolique pour les objets les plus simples et sait toujours transformer le moment le plus anodin (comme une fille qui souffle dans un petit jouet en plastique) en un instant de grâce poétique de toute beauté…



Au gré des déambulations de ces 2 amoureux attachés, Kitano y tresse deux autres histoires. D’abord celle d’un vieux yakusa (décidément…) qui se remémore son passé et en particulier la jeune femme qu’il a abandonné trente ans avant, apprenant que depuis, elle a attendu son retour tous les jours sur le même banc. Puis une autre où un fan se crève les yeux pour se rapprocher de son idole, une jeune chanteuse (insupportable mais chanteuse…) défigurée dans un accident de voiture (référence à Kitano lui-même, victime d’un accident de moto qui lui a coûté une paralysie faciale partielle). Deux histoires pas tout à fait abouties mais qui s’entrelacent entre elles et la principale, et entre passé et présent, où l’on se laisse balancer par la fluidité d’un montage alterné et un sens de l’ellipse que Kitano maîtrise à la perfection. A l’arrivée, les trois récits se rejoignent dans cette évocation de l’amour contrarié ou tragique, où les hommes paient immanquablement pour leurs fautes passées, tels des marionnettes manipulées par le destin…
D’un point de vue esthétique, Dolls est certainement le film le plus abouti de Kitano : les costumes de Yohji Yamamoto sont magnifiques (même si on se demande comment de simili-clochards peuvent avoir une garde-robe aussi vaste et chic, mais bon…), les décors sont splendides, sublimés par un important travail sur les couleurs vives (le rouge sang, omniprésent) qui, combinés à la force des cadres, font ressembler de nombreuses scènes à des tableaux. C’est la force et la faiblesse du film, dont la puissance picturale indéniable prend souvent le pas sur le fond de l’histoire, dont la puissance dramatique et sensible nous atteint souvent mais qui est fréquemment ennuyeuse, un peu vaine, d’une lenteur handicapante, le sentimentalisme de Kitano n’arrivant que rarement à la rendre bouleversante : on est émerveillé par ce que voit mais moins passionné parce qu’on nous raconte…

Alors clairement, sur l’échelle des meilleurs films de Kitano (Sonatine et Hana-Bi en tête), Dolls, malgré ses qualités, constitue une déception. Peut-être lui faudra-t-il un peu plus de temps pour prendre de la valeur et s’imposer, pour que sa sensibilité s’insinue doucement en nous... Pendant ce temps, Kitano lui est déjà loin, en train de négocier un nouveau tournant dans sa carrière puisqu’il est en train de tourner son prochain film, Zatôichi, un chambara (film de sabres japonais) dans lequel il jouera le rôle titre, celui d’un sabreur aveugle : une nouvelle étape qu’on attend déjà avec impatience.

posted by godspeed | 14:08 |
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