Les critiques de Cathy M et godspeed
Des critiques de ce qu'on veut, faites comme on le veut... :)


14.10.03  

Want One, de Rufus Wainwright.



Dans quelques semaines s’achèvera l’année 2003 et viendra l’heure des habituels bilans. Sans faire tout de suite la liste exhaustive des hauts et des bas, on peut déjà dire sur un point de vue musical (aussi bien que cinématographique), et sauf miracle de dernière minute, la récolte fut des plus décevantes et que les vrais motifs de satisfaction furent assez rares ; à part une (petite) poignée d’albums, le reste de la production aura été plutôt stérile, autant de la part d’artistes confirmés (dont l’exemple le plus marquant restera certainement le spectaculaire plantage des Dandy Warhols) que de la relève, les nouveaux groupes remarqués cette année peinant à vraiment convaincre. C’est dans ce contexte un peu morose que le nouvel album du Canadien Rufus Wainwright sort. Un disque qui se fond un peu trop bien dans cet air du temps…

Pourtant, que l’on soit bien clair, ce 3ème effort, Want One, n’est pas un mauvais album, loin de là, il contient même son lot de petits trésors splendides et flamboyants. Mais des pépites qui côtoient malheureusement aussi des morceaux moins réussis ou plus crispants, qui déséquilibrent trop l’ensemble. C’est d’autant plus frustrant que de Rufus Wainwright, on attendait rien de moins que l’un des disques de l’année, surtout après son deuxième album, l’exceptionnel Poses et les quelques inédits entendus entre-temps (les magnifiques reprises de Hallelujah pour la BO de Shrek et celle de Complainte de la Butte pour Moulin-Rouge). Ce n’est pas le cas mais au moins ce disque confirme-t-il que le fils du folk singer (et acteur à ses heures) Loudon Wainwright III a vraiment un univers à part et qu’il construit une œuvre originale et bien à lui, aux influences pop, opéra et cabaret, d’où s’échappent des effluves romantiques d’une enivrante beauté.

Le formidable morceau d’ouverture, Oh What A World, témoigne parfaitement de la richesse musicale des compositions de Wainwright, qui n’a pas peur de la grandiloquence et ose une pop ample et baroque, au bord du classique : le morceau monte crescendo, avec au départ seulement des harmonies vocales envoûtantes et un tuba, puis rejoint plus loin par un grand orchestre lui donnant une dimension magique. Tout du long, la voix sensuelle de Wainwright se fait vibrante et désinvolte, au rythme d’un texte qui contient une touche d’humour bienvenue : "Men reading fashion magazines, Oh what a world it seems we live in / Straight Men… Oh what a world we live in…" (pour comprendre, peut-être faut-il alors préciser que Wainwright est gay). A cela s’ajoute un extrait du Boléro de Ravel qui s’intègre progressivement au morceau de manière tout à fait subtile et délicieuse, achevant de rendre celui-ci majestueux. De grands moments, Want One en connaît plus d’un grâce à des morceaux aussi luxurieux et passionnés, enluminés de pluies de cordes ou de cuivres en cascade. On pourrait citer I Don’t Know What It Is, tendre et délicat, s’élevant tout doucement jusqu’à l'exaltation ; Making Movies of Myself, un peu plus rock que le reste, à la rythmique stimulante et contagieuse ("Start giving me something / A love that is longer than a day / Start making my heart sing something that it doesn’t want to say…") ; ou encore un Pretty Things avec seulement voix et piano, au dépouillement des plus émouvants. Mais l’épique de l’album s’appelle Go Or Go Ahead, morceau de plus de six minutes au déploiement progressif et superbe, qui finit par tout emporter et prendre littéralement aux tripes (ce qui arrive régulièrement dans le disque, la faute avant tout à une voix à tomber par terre, dont des centaines de qualificatifs ne suffiraient pas à retranscrire le pouvoir de séduction).

On aimerait ne faire que la liste de ces futurs standards mais seulement voilà, sur les 14 titres et près d’une heure que dure le disque, il y a un petit peu de déchet et pas toujours négligeable. Sur Vicious World par exemple, Wainwright glisse dangereusement vers une préciosité un rien agaçante. C’est un peu le même problème sur Natasha ou harvester Of hearts, où la pleurnicherie est évitée de peu. Si ces titres ne passionnent guère mais en restant plutôt honorables, on a quand même l’impression que l’album s’égare en cours de route, perdant un peu de sa cohésion. Et on préférerait ça plutôt que de s’infliger le navrant Vibrate, qu’on effacerait définitivement du disque si l’on pouvait : sur une tonalité proche du classique, Wainwright évoque plus un chanteur d’opérette à 4 sous que d’opéra, en plus d’un texte carrément idiot : autant dire que le résultat est un peu douloureux et énervant.

Un autre détail fait qu’il est difficile de donner un avis définitif sur le disque, car celui-ci est partiellement incomplet. En effet les sessions d’enregistrement sous la coupe de Marcus DeVries (qui a travaillé avec Bjork, Madonna et Massive Attack) furent tellement satisfaisantes pour Wainwright que c’était un double album du nom de Want qui devait voir le jour. Au lieu de ça (merci la maison de disques, Dreamworks Records ?), l’ensemble fut coupé en deux, et un Want Two devrait pointer le bout de son nez en 2004. Difficile de crier au scandale pour l’instant, toutes les hypothèses sont permises (le second volume peut tout aussi bien être raté que contenir les chansons manquantes qui aurait permis à celui-ci d’être un chef d’œuvre). On attendra donc patiemment la seconde partie de l’énigme pour prononcer le jugement irrévocable sur ce projet ambitieux en constatant peut-être, espérons-le, que l’ensemble est supérieur à la somme de ses parties…

En attendant, on peut largement se consoler avec tous les charmes que contient celui-ci, avec tous les morceaux déjà mentionnés, auquel on pourrait rajouter la luxuriance de Beautiful Child, et ses cuivres rutilants. Il ne faudrait pas oublier de parler de l’irrésistible 14th Street (si tous les autres morceaux étaient comme celui-ci, on tenait facilement l’un des disques de l’année), une chanson éblouissante et enlevée, aux accents de cabaret à tel point qu’on imagine très bien Rufus la chanter dans un grand show avec orchestre, choristes, danseuses et ouverture de rideau sur le refrain flamboyant ("But why’d you have to break all my heart / Couldn’t you have saved a little bit of it ?"). Un titre "familial" puisque sa mère Kate McGarrigle (du duo folk Kate & Anna McGarrigle) y joue du banjo et que sa sœur Martha assure les chœurs. Leur présence ici rappelle que le seul absent de marque dans les crédits est toujours le même, celui dont l’ombre plane forcément sur l’existence et la carrière de Rufus, son père Loudon. Après avoir repris brillamment son One Man Guy sur l’album précédent, Rufus se risque maintenant à l’évoquer dans ses textes ce père à la réputation écrasante, si différent de lui, distant et si peu présent dans son enfance. L’hommage est à peine déguisé sur le délicat Want, où sa situation de "fils de…" semble tout à fait assumée : "I really don’t want to be John Lennon or Leonard Cohen / I just want to be my Dad…". Mais c’est surtout le poignant Dinner at Eight qui clôt l’album qui en dit le plus, où il semble qu’après le solde de tout compte, laissant derrière les fuites et les disputes, les fêlures et les incompréhensions, que la réconciliation soit possible et en bonne voie. Alors cet album est peut-être un peu inégal mais difficile d’en tenir rigueur à un disque qui contient des moments aussi émouvants et honnêtes, qui nous accompagneront encore un petit moment :

If I want to see the tears in your eyes
Then I know it had to be
Long ago, actually in the drifting white snow
You love me…
[…] I’m going to break you down and see what you’re worth
What you’re really worth to me…

posted by godspeed | 11:47 |


9.10.03  

Smoking / No Smoking, d'Alain Resnais.

To smoke or not to smoke, that’s the question…

Nous sommes en Angleterre, au cœur du Yorkshire, dans le village de Hutton Buscel. Comme dans tous les villages, il y a une église, un cimetière, un restaurant indien et une école…
C'est le début de l'été, Celia, la femme du directeur de l’école, Toby Teasdale, est en plein ménage de printemps. Elle sort dans le jardin pour faire une pause. Un paquet de cigarettes repose sur la table. Fumera, fumera pas ? De ce premier choix dépendra la suite des évènements. Ce premier choix orientera la vie des protagonistes. Et ce premier détail différenciera les deux films, Smoking et No Smoking.
Fumeur ou non-fumeur, les films se regardent sans ordre préétabli, cette petite astuce mineure permettant avant tout de séparer sur deux long-métrages distincts, deux ensembles de récits dont les personnages sont les mêmes, mais qui n’auront pas la même importance de l’un à l’autre ; par exemple, si le couple Teasdale et leur jardinier Lionel Hepplewick sont les figures centrales des différentes possibilités narratives regroupées dans Smoking, ils seront plus en retrait dans No Smoking, dont le personnage principal serait plutôt Mîles Coombes, le meilleur ami de Toby. Mais il ne sert à rien de s’étendre sur cette valse des personnages au gré des récits tant que l’on n' aura pas décortiqué un peu le principe même du film…

Ca va pas bien, ou bien ?

Prenons la première histoire, celle de "base" de Smoking, qui se déroule en 4 actes (séparés de 5 jours, 5 semaines puis 5 ans) : Celia Teasdale, cherche à s’émanciper de son mari Toby, alcoolique chronique, en s’associant avec Lionel Hepplewick, dans une entreprise de thé et gâteaux ; mais une réception se passe mal, Celia tombe dans la folie et 5 ans plus tard, elle reste profondément marquée… Et là, on s’arrête et on revient en arrière sur le mode du "ou bien" (une sorte de "et si…", si vous préférez) : et si Lionel était venu secourir Celia lui jurant à jamais fidélité, à quoi cela aurait-il abouti ? Ou bien remontons plus loin, que serait-il advenu si Lionel avait déclaré sa flamme à Celia ? Ou s’il avait cédé aux avances de Sylvie Bell, l’employée de maison des Teasdale ? Ou bien si celle-ci avait décidé de garder son indépendance de femme libérée au lieu d’épouser Lionel ? Autant de possibilités explorées par le film par un habile jeu de retour en arrière qui étend l’axe narratif principal en plusieurs branches aux ramifications multiples. Le principe est des plus ludique et demande une certaine gymnastique mentale pour se souvenir des détails susceptibles de varier, les différentes éventualités et reconstituer les 4 actes formant chaque histoire, qui, immuablement, commencent dans le jardin des Teasdale et finissent à l’église de Hutton Buscel…
Avec un tel principe, on aurait pu rapidement tomber dans l’exercice de style facile, creux ou trop théorique mais ici, rien de tout cela, seulement une approche particulièrement sensible et humaine. Car les différentes pistes narratives ne sont pas des coups de force de scénaristes omnipotents mais respectent au contraire une certaine logique, suivant la personnalité même des personnages. Ce sont leurs décisions et leurs caractères propres qui guident leur actes, et leurs actions sont toujours en accord avec leur nature profonde, celle justement qui prédestine et influence grandement leur avenir. Ainsi toutes les permutations ou histoires potentielles ne sont pas possibles et les plus illogiques resteront toujours irréalisables (Toby ou Lionel ne pourront jamais être avec Rowena, ou Miles et Celia n’iront pas plus loin qu’un petit jeu de la séduction…), les lignes de vie restent plausibles, ne s’écartant jamais totalement d’un chemin plus ou moins balisé, prédéterminé par le statut social ou la personnalité (ainsi Sylvie et Lionel sont souvent appelés à se marier, et l’alcoolisme de Toby semble une constante…). Tout le plaisir est alors dans la subtilité des variations, le chemin emprunté étant aussi important que la destination finale. C’est là que repose toute la force de Smoking (légèrement supérieur à son faux-frère), dans ces impulsions légères mais déterminantes, ces fines modulations narratives qui permettent avant tout de dévoiler des tempéraments complexes et d’observer des individus aux facettes parfois cachées ; cet aspect est moins sensible dans No Smoking, dont certains effets sont plus de l’ordre de la péripétie décalée que de l’observation attentive de mœurs : Miles Coombes est un personnage moins passionnant que Toby, que la faiblesse de caractère ramène inlassablement vers sa femme adultère Rowena, et surtout son escapade à la montagne à la fin du film avec Sylvie, est un peu laborieuse et longuette, sur un registre plus anecdotique et moins intime…

Si Alain Resnais a l’habitude des expérimentations narratives originales mais limpides, il conceptualise aussi au maximum la forme du film : des décors théâtraux aux couleurs criardes et qui ne cachent pas leur allure artificielle : un aspect scénique, voire théâtre filmé, qui peut gêner un peu mais qui se fait vite oublier pour laisser l’attention sur le principal, c’est à dire le texte, l’histoire elle-même. Adapté d’une pièce de théâtre d’Alan Ayckbourn, le scénario d’Agnès Jaoui et de Jean-Pierre Bacri est un travail d’orfèvre, une jolie réflexion sur la vie et le temps qui passe, sur les opportunités que l’on rate, les choix qui déterminent notre avenir, les interactions hommes-femmes, les relations humaines qui s’effilochent ou se reconstruisent, les individus qui se croisent sans se voir. Il faudrait connaître la pièce originale pour vraiment discerner ce qui est de l’ordre de l’adaptation ou de l’invention originale mais toujours est-il que l’on ressent bien ici la patte Bacri-Jaoui, celle qui témoigne d’une réelle affection pour ses personnages, celle qui arrive à brosser un caractère en deux-trois lignes, cette observation minutieuse et juste des détails de la vie, celle qui arrive à rendre passionnante et délicieuse une simple scène où un homme et une femme parleraient de tout et de rien, du beau temps, de Gustave Mahler ou d’une salade au melon. Avec ce qu’il faut d’humour ou de sensibilité, mais toujours très humaines, ces petites histoires se savourent avec des dialogues ciselés qui ne cultivent pas le bon mot à outrance mais avec de nombreuses répliques qui font mouche (dont un "si c’est ce que vous pensez, vous avez raison de le dire" que s’est depuis réapproprié Cathy M).

Mais scénario brillant ou pas, encore fallait-il que les 2 acteurs qui interprètent ces 9 rôles se montrent à la hauteur de l’enjeu. Sabine Azéma n’est peut-être pas exceptionnelle mais au moins se montre-t-elle juste et crédible dans chaque incarnation et oublie pour une fois d’être énervante ; parfaitement dirigé par Resnais, et à l’exception de 2-3 excentricités (dont un retour en enfance des plus hilarants), elle se montre assez sobre, et plus intéressante en jouant sur le retrait avec Celia que pour la fofolle Sylvie ou la superficielle Rowena (personnage terriblement sous-écrit). Mais des deux, c’est surtout Pierre Arditi qui laisse bouche bée d’admiration ; se fondant à la perfection dans chacun de ses 4 personnages au point de ne même plus y voir le même acteur dessous, le polymorphe Arditi (légitimement récompensé par un César) se montre d’une justesse étonnante à travers le conformisme soumis d’un Miles Coombes, la détermination insouciante d’un Lionel Heppelwick et surtout la résignation blasée, fatiguée et revenue de tout d’un Toby Teasdale, plus beau personnage du projet, émouvante figure écornée par la vie, tendrement bougon et mélancolique. Adoptant à chaque fois une démarche, une voix, une posture différente et à l’aide d’un maquillage caméléonesque, il donne littéralement vie à ces individus, leur permettant d’exister par eux-même au-delà de la performance d’acteur. Au bout des presque 5 heures que durent l’ensemble des 2 films, c’est d’abord de sa formidable présence dont on se souvient. C’est donc aussi sur lui qu’on stoppera ici cet éloge.

(Merci à Cathy M pour ses corrections et ses K7 ;)).

posted by godspeed | 11:12 |
En ce moment ...
...et ailleurs...
Critiques recentes
Archives
Links